Le Cambodge battait son plein à notre arrivée. Les « tuks-tuks », ces tricycles motorisés à la sûreté douteuse qui jouent un rôle de taxi, se démenaient au travers des petites rues mal pavées de la vieille capitale à des vitesses fulgurantes tandis que des « stands » à nourriture se chevauchaient le long de la route principale. Il me semble avoir remarqué à quel point tout se passait à une vitesse fulgurante dans ce désordre pareil. Les bâtiments semblaient sales, les rues n’étaient guère mieux et j’avais l’impression d’être dans un vieux western version asiatique avec un fond beige.
Les secteurs à l’extérieur des zones touristiques à Phnom Penh ne sont pas reconnus pour être particulièrement attrayants pour l’œil naïf d’un Occidental, mais le sourire sincère de ses habitants compense largement pour ces lacunes. L’énergie de l’endroit était nettement différente de celle d’Ho Chi Min Ville au Vietnam que nous avions quittée seulement quelques heures auparavant.
La vie au Cambodge semblait bien se porter, et ce, malgré le passé tragique qu’a connu le pays sous le régime des Khmers rouges entre 1975 à 1979. Ce mouvement politique et militaire communiste radical a été reconnu coupable de crimes contre l’humanité ayant causé la mort injustifiée de centaines de milliers de Cambodgiens avec leur dictature d’une extrême violence. Depuis que la situation s’est rétablie, le tourisme ne s’est pas fait prier pour se tailler sa place dans l’économie du pays. En 2009, le secteur du tourisme avait déjà atteint des sommets spectaculaires, comme c’est le cas dans la majorité des autres pays de cette région du monde. Un visiteur ignare aurait pu passer un séjour dans cette contrée lointaine sans même voir le moindre indice du génocide auquel la population de ce pays a dû faire face. Un œil un peu plus attentif pouvait remarquer sans trop de difficulté qu’une tranche d’âge de la population était largement sous-représentée.
Nous avons visité la capitale dès notre arrivée. C’était un beau matin de juillet et l’air était déjà très chargé en humidité. Un éléphant se promenait sur la rue principale pour attirer l’attention et l’argent des touristes, même s’il faisait pitié. Après quelques heures seulement à visiter, nous nous étions déjà fait offrir environ cinquante différentes répliques identiques de lunettes de soleil haut de gamme à des prix ridicules par des enfants d’environ six ans qui parlaient un anglais compréhensible.
Le coin plus touristique du centre-ville avait ce petit quelque chose d’agaçant, une sorte de prélude démesuré des années à venir où les enfants se permettent de harceler les touristes pour obtenir à tout prix leur argent. Des tours de toute sorte vous y sont présentées, un enfant d’âge de la maternelle pouvait même vous énumérer par cœur tous les grands dirigeants des pays occidentaux avec une petite anecdote bien placée pour chacun d’entre eux. Il m’a balancé que « Stephen Harper était le premier ministre du Canada, mais que nous les Québécois avions très hâte qu’il s’en aille ». Cette belle réplique lui a valu quelques pièces, ce qui n’a pas fait tarder les autres de sa gang à nous harceler de plus belle par la suite. Bien que ce phénomène fût observable dans les autres pays du Sud-est asiatique, il était particulièrement accentué au Cambodge, ce qui finissait inévitablement par vous taper sur les nerfs après quelques minutes seulement. La technique a adopté dans ces moments-là c’était d’éviter à tout prix de regarder la marchandise qu’ils voulaient nous vendre, sinon ils redoublaient d’efforts sur notre cas.
Après avoir assisté à ce cirque touristique, nous avons finalement jugé que nous étions prêts à sortir de notre zone de confort et à aller faire face à la dure réalité du passé. Une visite aux « killing fields » semblait justifiée dans ce contexte. Les « killings fields » sont ces endroits où des centaines de milliers de personnes ont été assassinées à la chaîne sous le régime des Khmers rouges. Aujourd’hui, celui situé près de Phnom Penh est aménagé comme site touristique et un mausolée à l’entrée sert de lieu commémoratif pour rendre hommage à ceux qui ont péri pendant ce drame. Étant donné que ce lieu est situé un peu à l’extérieur de la ville, nous avons opté pour les services d’un « tuk-tuk » pour nous y rendre.
Nous n’avons pas eu à nous expliquer longtemps avec le chauffeur de « tuk-tuk » pour lui faire comprendre où nous voulions nous rendre. J’imagine que la plupart des touristes qui demandent ses services pour sortir de la ville se dirigent vers cet endroit, car la première chose qu’il nous a dit c’est « killing fields ?», avec un sourire un peu gênant vu le contexte de la demande. Il avait un air très sympathique, une aura protectrice. Cet homme, dans la trentaine d’années, avait une vieille âme, ça se voyait au premier regard.
Sur la route, nous avons discuté. Tout le monde ou presque qui travaille avec des touristes dans cette partie du monde parle un anglais convenable. Il m’a demandé «de quel pays nous venions, ce qui nous amenait au Cambodge, les autres pays que nous avions visités » et d’autres questions banales. Puis je lui ai demandé s’il avait des enfants. Il m’a répondu, avec son grand sourire très fier, qu’il avait cinq enfants et qu’il travaillait très fort pour subvenir à leurs besoins et à ceux de sa femme. Je n’ai pas osé lui parler d’avant, de cette époque où, lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, il a dû être le spectateur d’atrocité. Ce n’était pas le moment de briser sa bonne humeur. Nous sommes finalement arrivés à l’endroit voulu. Nous l’avons payé, un généreux pourboire en plus.
L’entrée du site était dominée par un immense mausolée vitré. Des crânes et des ossements y étaient déposés judicieusement à l’intérieur, jusque dans le haut de la tour. Mon cœur a cessé de battre à la vue de ces reliques, mon souffle a fait de même. Je ne m’attendais pas du tout à une chose pareille. J’avais la nausée, j’étais choquée, attristée, désolée à la vue de tous ces os, de tous ces morts. Le mausolée faisait son devoir, il allait me marquer pour le reste de mes jours, jamais je ne pourrais l’oublier. Au total, 8 985 ossements et crânes ont été retrouvés dans le terrain adjacent à ce mausolée, une fois le régime des Khmers rouges terminés. Ces ossements ont été installés dans le mausolée vitré commémoratif pour rappeler la mémoire de ceux qui avaient péri des années plus tôt.
Les Khmers rouges, dans leur folie meurtrière, adoptaient trop souvent une méthode plus que barbare pour arriver à leur fin, c’est-à-dire qu’ils fracassaient la tête des victimes les moins lourdes contre des arbres afin de ne pas gaspiller de munitions. Donner plus de détails ne serait que cruel. Les corps étaient ensuite enterrés dans les fosses à proximité.
La vue de ces immenses arbres qui se tiennent toujours aussi droits au centre du terrain m’a donné la chair de poule. Je n’ai pu m’empêcher de verser des larmes en pensant à toute cette folie. Le mal de vivre me tuait. Plusieurs fosses ont été exhumées et il était possible de se promener au pourtour, en prenant soin de ne pas s’égarer du chemin. Des morceaux de vêtements étaient encore observables à d’autres endroits qui n’étaient pas délimités par des fosses, ce qui laissait présager d’autres corps toujours enfouis sous la terre.
Des photos, des archives et un film documentaire étaient présentés dans un bâtiment en retrait. D’après la firme japonaise qui exploite le site, le but de ce lieu est de présenter les atrocités commises sous ce régime afin de ne pas répéter les mêmes erreurs dans l’avenir. Je n’ai jamais été capable de me faire une idée sur la pertinence de l’endroit.
Nous avons quitté les lieux, la mine basse, le cœur gros. Nous avons retrouvé notre chauffeur de « tuk-tuk » qui nous attendait à la sortie des visiteurs. Il nous souriait bonnement. En le voyant, assis sur sa machine, l’air heureux et l’esprit léger, je me suis dit qu’il y avait de l’espoir avec l’humanité malgré nos erreurs du passé.